Citadelle de Lille. Alessandra Machado m’a donné rendez-vous de bon matin, après son jogging quotidien, devant la baraque à frites, à l’entrée du Bois de Boulogne. La bomba brésilienne se fait attendre. Je décide de me poser dans un endroit plus confortable. Ce sera le bar du Couvent des Minimes, à deux pas. En tenue de sport et sac à doc, Alessandra fait une entrée remarquée dans le cloître très sélect de l’hôtel 4 étoiles. Elle sourit, m’embrasse, elle s’assoie, se relève, regarde autour d’elle, commande deux cafés… une boule d’énergie vient d’envahir les lieux.
Le ton est donné, dans un français remarquable. « J’adore cet endroit. Je venais ici avec l’arrière grand-père de mon fils ». Première info, la jeune femme pétillante et bouillonnante d’énergie qui vient de s’installer devant moi est maman. En vrai, Alessandra a 43 ans et 4 enfants. Trois filles de 24, 21 et 20 ans. Et un petit garçon, Noah, de 12 ans. « Je suis brésilienne, attestée d’origine », annonce-t-elle fièrement. Née à Valença, un petit village à 300 km de Rio, d’une maman célibataire. « Ma maman ne voulait pas d’enfant. Je n’ai pas été désirée, elle n’a jamais cessé de me le dire. Malgré tout, elle m’a aimée et elle s’est battue, malgré sa grande pauvreté, pour me donner une bonne éducation. Elle m’a envoyée dans des écoles privées, mais je me suis toujours sentie en décalage. Nous vivions dans un courtiso, une sorte de couloir avec un toit en tôle ondulé et de l’amiante, du béton au sol et des sanitaires partagés avec les autres locataires. Bébé, je dormais dans une cagette de fruits. Quand on mangeait de la sardine avec du riz, c’était déjà beaucoup. Ma mère a été extraordinaire. Elle m’a donné des outils incroyables pour survivre. C’est grâce à elle que je suis devenue cette force de la nature ».
Baba-cool à 17 ans
Alessandra a grandi sous la dictature militaire, dans l’instabilité perpétuelle. Mais elle garde le souvenir d’une enfance heureuse. « J’ai grandi dans la nature, j’ai joué au cerf-volant dans les collines. J’avais tout le monde autour de moi et personne. J’étais populaire parce que j’étais bavarde et que j’avais l’âme d’une meneuse, mais au fond j’étais seule avec mes rêves ». Sa maman était animiste. « J’ai grandi avec cette croyance dans les âmes et les esprits. Notre religion était l’umbanda, une religion afro-brésilienne. L’umbanda vénère les orishas, pratique les incantations et d’autres rituels tels que chants, danses, nourritures et boissons, divination au travers de coquillages. Dans cette religion, toute action doit être empreinte de bienveillance », nous explique-t-elle. Alessandra est une femme remarquable, profondément humaine, joyeusement bienveillante. Son tempérament explosif, elle le doit sans doute à cette enfance difficile. « A l’âge de 3 ans, je travaillais pour aider ma maman, manucure. Je faisais du porte à porte, j’allais chercher des clients dans la rue. J’ai été sa meilleure VRP ! ». Mais rapidement, l’enfant rêve d’horizons lointains : « Mes nuits étaient semées d’ailleurs. Je rêvais dans d’autres langues, sans même les connaître ». A 9 ans, elle vend des montres dans la rue. A 14 ans, alors qu’on lui découvre une intolérance au gluten et au lactose, elle se prend de passion pour la cuisine grâce aux conseils d’une amie qui l’oriente vers le mode de vie macrobiotique. Un de ses amis, restaurateur, l’embauche : « Je cuisinais en robe fleurie, pieds nus, en écoutant Janis Joplin ». C’est aussi à cet âge que sa mère l’émancipe. Et les études ? « J’étudiais la nuit. Mais à 17 ans, il a fallu faire un choix : je voulais aller à la fac mais ma mère n’avait pas les moyens de me payer des études ».
Maman à 19 ans
Alors, elle est partie, faire sa vie ailleurs. Alessandra a 17 ans. Elle rejoint Visconde de Maua, un haut lieu du hippisme au Brésil, à 400 km de chez elle. Ce village dans la montagne, « construit » par des finlandais émigrés au Brésil, attire les babas cools du monde entier. L’endroit est idyllique. « J’y suis allée avec des copines en stop, pour la nouvelle année. Pour voir à quoi cela ressemblait. Nous avons dansé, chanté, rigolé. Et puis, nous sommes restées ». Alessandra installe sa tente derrière celle de celui qui deviendra le père de ses trois filles, Morgana, Ananda, Yantra. Julio est musicien et hippie. « Nous n’étions pas vraiment amoureux mais j’étais persuadée qu’en devenant maman je pourrais changer quelque chose dans le monde qui m’entourait. J’avais un désir de liberté très grand. J’ai grandi avec cette notion que rien dans l’avenir n’est préparé, qu’il faut vivre toujours dans le présent ». Alessandra devient maman à 19 ans. « J’étais un bébé qui venait d’avoir un bébé », se souvient-elle en me montrant des photos. Le couple vit de rien, en communion avec la nature, guidé par cette idée de pureté. Alessandra ne compte plus les maitresses de Julio : « Tu sais, au Brésil, la fidélité… Mais j’étais tellement attachée à cette notion de liberté, que pouvais-je lui dire ? ». Plusieurs fois, Alessandra est partie. A chacun de ses accouchements, elle est revenue auprès de sa maman. A 22 ans, le couple et ses trois petites filles partent vivre à Rio. Tous deux sont cuisiniers dans un restaurant français. Leur vie est précaire. Ils ont tout juste de quoi payer la baby sitter qui vit avec eux dans leur petit 40 m2. Une rencontre va bousculer la vie d’Alessandra. René, un cuisinier français, originaire de Lille, en vacances au Brésil, tombe amoureux d’elle. « Moi non. Je suis tombée amoureuse de la situation, mais pas de l’homme. Il était exotique à sa façon et m’apportait ce que je n’avais pas ». Alessandra quitte Julio et part rejoindre René à Corte, en Corse, le temps d’une saison. Elle confie ses trois enfants à sa maman. « En 3 mois, j’ai gagné 21 000 francs. C’était une somme énorme pour moi ». Avec cet argent, elle rentre au pays et refait la toiture de sa maman. Forte de cette expérience en France, elle se fait engager dans un grand restaurant au Brésil. « Je ne voyais mes enfants que le dimanche et encore j’étais trop fatiguée pour m’en occuper. Au fond, j’étais très malheureuse et cela, je ne l’acceptais pas ».
Une nouvelle vie à Lille
Hiver 1997. Pressée par Renée, Alessandra prend un billet pour la France, direction Lille. Sans ses enfants. « C’était l’hiver, il faisait froid. Je me suis retrouvée dans un studio insalubre à côté de la rue de Douai. Pour m’apercevoir quelques jours après mon arrivée qu’il était marié ! Je l’ai quitté. Dans mes errances, j’ai rencontré un libraire. Il m’a hébergée et j’ai tout de suite trouvé du travail ». L’argent qu’elle gagne, Alessandra l’envoie au Brésil. Son ex-mari l’apprend et vient récupérer ses filles chez sa mère. Un autre combat s’annonce pour Alessandra. Pendant un an, elle vit en France dans la clandestinité la plus totale, sans papiers ni contrat de travail. Mais cette guerrière ne baisse jamais les bras et croit à sa bonne étoile. Qui lui fait rencontrer un autre homme, Bruno, qui deviendra son mari et le père de son petit garçon. Entre temps, elle retourne au Brésil pour récupérer ses filles. « Mais pour le juge, qui était un homme de surcroit très misogyne, je les avais abandonnées ». Finalement, Alessandra remporte la bataille judiciaire et rentre en France, avec ses filles. La famille est réunie. Quelques années plus tard, Alessandra et Bruno divorcent. « Une fois encore, je me suis retrouvée sans rien. Il fallait tout reconstruire ». Jamais découragée, Alessandra garde toujours cette emprise sur elle et cette bienveillance pour les autres. Elle aime danser ? Soit, elle décide de mettre sa passion, la danse, pour aider les autres. « Depuis ma tendre enfance, j’écoute les tambours. Je dansais tout le temps, dans la rue, à l’école. Mon rêve était de danser dans un ballet malheureusement ce n’était pas possible alors je regardais Le Lac des Cygnes chez mes voisins n’ayant pas la télé chez moi. Je savais pourtant que j’étais venue au monde pour danser ! ».
Avec la danse, faire tomber les barrières
En 2008, Alessandra part en Floride et découvre la zumba, « une danse qui correspond totalement à ma pensée : liberté, simplicité, accessible à tous ». De retour à Lille, elle devient auto-entrepreneur. Puis, elle passe le CQP ALS (Certificat de Qualification Professionnelle Animateur de Loisirs Sportifs) APT (Activités Physiques pour Tous) et s’investit à 300% dans un club. « La danse connecte les gens, fait tomber les barrières, les rend uniques dans le collectif ». Alessandra créée l’association Zumba So avec trois amies, devenue aujourd’hui Passer’elles. « Ce sont les actions collectives autour d’activités spécifiques comme la danse qui fédèrent, qui sont des moteurs de changement personnel, qui modifient le regard que l’on porte sur soi et sur les autres ». Alessandra donne des cours de zumba dans les différents quartiers lillois, à Lille-Sud et dans le Vieux-Lille, en passant par Wazemmes ou le Faubourg-de-Béthune. Elle utilise la danse pour que les femmes se parlent, peu importe leur milieu social. Alessandra propose aussi des animations ponctuelles auprès des malades mentaux, des SDF, des enfants maltraités, des jeunes filles en foyers ou des retraités. Hyper active, Alessandra aime aller où on ne l’attend pas. Sur sa page Facebook, elle publie autant qu’elle respire : des recettes diététiques, des astuces bien-être, des photos d’elle et de ces femmes qui dansent, des impression sur Lille, cette ville dont elle dit aimer tout. Alessandra donne autant qu’elle reçoit. Quelques minutes après la fin de notre longue rencontre, je reçois ce SMS : « Merci pour cet entretien. J’ai pris du plaisir, et aussi une certaine souffrance, à vider ma vie. Merci pour la consultation gratuite ». Décidemment, une belle rencontre…